Entretien avec négaWatt : le scénario réaliste pour une France 100% renouvelable en 2050
Stéphane Chatelin, directeur de l’Association négaWatt (voir leur site), a répondu aux questions de Selectra sur la transition énergétique en France. Bilan de l’échange à rebours des idées reçues : une France 100% renouvelable, ça n’est pas de la science fiction !
Selectra : Commençons par le commencement, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est l’Association négaWatt ?
Stéphane Chatelin : L’Association négaWatt a été créée en 2001 par plusieurs professionnels du secteur de l’énergie. Le but était d’apporter le regard de gens de terrain sur les questions de politique énergétique. À l’époque, le débat sur l’énergie se concentrait autour de la production d’électricité, un débat pour ou contre le nucléaire. L’association a souhaité élargir la discussion à la question des usages, de la consommation d’énergie, sans se focaliser sur l’électricité. Par ailleurs, il n’y avait au début des années 2000 aucun scénario officiel élaboré pour diviser les émissions de gaz à effet de serre par 4, comme c’était pourtant fixé par la loi. L’Association négaWatt a donc conçu le premier scénario de ce genre, à destination des responsables politiques nationaux. Les scénarios suivants ont ensuite pris en compte à la fois les avancées technologiques et le retard pris par la France dans l’atteinte de ses objectifs. Moins on agit aujourd’hui, plus il faudra agir vite demain.
Le scénario négaWatt 2017-2050 En appliquant la démarche négaWatt - sobriété, efficacité énergétique, énergies renouvelables - à l'ensemble de nos besoins, l'Association négaWatt a élaboré un scénario de transition énergétique pour la France qui permet d’atteindre en 2050 un mix énergétique 100% renouvelable (sans nucléaire, ni pétrole, ni gaz fossile, ni charbon), sans aucune émission nette de gaz à effet de serre.
Selectra : Quels sont les acteurs avec lesquels vous travaillez en priorité ?
Stéphane Chatelin : Nous travaillons essentiellement au niveau national, avec les responsables politiques. Nous travaillons peu à l’échelon local, d’abord parce que nous disposons de moyens humains limités, ensuite parce que d’autres structures font déjà ce travail à l’échelon local.
Nous échangeons également avec des entreprises du secteur de l’énergie, surtout les transporteurs et les distributeurs comme RTE, GRTgaz ou GRDF. On confronte aussi nos études avec des institutions comme l’ADEME.
La filiale de l’association, l’Institut négaWatt intervient quant à elle à l’échelon local dans des missions d’accompagnement d’acteurs locaux (collectivités notamment) ou par le biais de formations pour les professionnels de terrain concernés, comme ceux du bâtiment.
Enfin, nous commençons également à travailler à l’échelon européen.
Selectra : Vous travaillez donc avec des responsables politiques nationaux, quel peut être l’impact des politiques publiques dans la transition énergétique ?
Stéphane Chatelin : Pour être mené à bien, la transition énergétique doit être encouragée aussi bien au niveau local que national. Beaucoup des mesures présentes dans notre scénario ne pourront être réalisées sans l’appui des politiques publiques. Prenons l’exemple du vélo. Peu de personnes vont spontanément, du jour au lendemain, décider de troquer leur voiture contre un vélo pour se rendre à leur travail. Si on constate dans certaines localités une forte hausse des déplacements à vélo, c’est parce que la municipalité a mis en place des infrastructures adaptées comme des pistes cyclables ou des parkings à vélos.
On observe cependant une vraie évolution des mentalités, des choses bougent, des acteurs se mobilisent. Ce que l’on peut regretter, c’est que cela tarde à se concrétiser par des actes, des mesures concrètes. Les objectifs affichés sont ambitieux, mais les moyens pour y parvenir restent trop limités.
Selectra : Vous pensez donc que les gens seraient plutôt prêts pour la transition énergétique. Quelles sont, selon vous, les mesures les plus compliquées à faire accepter dans l’opinion publique ?
Stéphane Chatelin : Excellente question ! Certains points de notre scénario reposent sur des tendances que l’on observe dans la société depuis quelques années. C’est le cas de la consommation de viande. On suggère une diminution par 2 de la consommation de viande des Français d’ici à 2050. Or depuis 5-10 ans, cette consommation a déjà commencé à diminuer. Chaque année, les Français mangent de moins en moins de viande.
Sur d’autres points en revanche, on peut considérer qu’on est ambitieux. On prévoit par exemple une augmentation des taux de remplissage des lave-linge, ou une baisse de la durée d’utilisation de certains équipements (par exemple des écrans qui aujourd’hui restent allumés alors que personne n’est devant). Il sera nécessaire de lancer des campagnes de sensibilisation sur ces différents sujets pour que ces hypothèses se concrétisent.
Selectra : Que répondez-vous aux critiques qui jugent votre scénario trop ambitieux ?
Je demande toujours aux personnes qui émettent ce type de critiques d’être précis. Notre scénario comporte des centaines d’hypothèses. Elles ne sont pas toutes ambitieuses, loin de là. D’un point de vue technologique, il n’y a d’ailleurs aucune ambition ! Notre travail se base uniquement sur des technologies qui sont déjà matures ou en passe de l’être.
Le scénario négaWatt n’est en rien de la science fiction.
On ne dit pas qu’en 2030, on va avoir une technologie qui va révolutionner la consommation des véhicules, ou des frigos qui vont consommer 20 fois moins qu’aujourd’hui.
Selectra : Aujourd’hui on parle beaucoup du stockage de l’électricité, qui serait le verrou de la transition énergétique. C’est une technologie en voie de développement. Est-ce que vous l’incluez pour autant dans votre scénario ?
Stéphane Chatelin : On ne fait pas le pari du stockage de l’électricité sous forme d’électricité. C’est une technologie qui existe (stockage par batterie), mais qui a un impact environnemental important. Ce que l’on retrouve dans notre scénario, c’est le stockage d’électricité sous forme de gaz, grâce au power-to-gaz, une technologie qui a fait ses preuves. Le constructeur automobile Audi par exemple commercialise une flotte de véhicules qui roule avec un gaz produit grâce à un parc éolien allemand.
Plus globalement, il est vrai que les énergies éoliennes et photovoltaïques ne peuvent pas subvenir seules aux besoins en électricité de la France parce qu’elles ne sont pas pilotables. Il peut y avoir des périodes avec peu de vent ou peu de soleil. La nuit, il n’y a d’ailleurs pas de soleil du tout. Mais il y a d’autres sources de production d’électricité pilotables, et d’autres moyens de stockage qui ont fait leur preuve, comme les stations de transfert d’énergie par pompage.
Selectra : La transition énergétique est donc techniquement possible. Ne coûte-t-elle pas trop cher ?
Stéphane Chatelin : Quelles que soient les orientations choisies, elles vont nécessiter des investissements importants. On parle de plus de 100 milliards d’euros pour prolonger le parc nucléaire français ! La question est donc de savoir si on veut orienter les investissements vers des filières d’avenir comme les énergies renouvelables - sans oublier les économies d’énergie - ou vers les filières du passé que sont le nucléaire et les énergies fossiles.
La transition énergétique ne coûte pas plus cher que le maintien du mix énergétique actuel, bien au contraire !
C’est ce que montre de nombreux travaux. Au-delà des impacts économiques positifs, la transition énergétique entraîne également de multiples bienfaits : amélioration de la qualité de l’air, diminution de la précarité énergétique, etc.
Selectra : Un certain nombre de pays semblent plus en avance que nous, comme l’Allemagne par exemple. Comment expliquez-vous le retard et les réticences françaises ?
Stéphane Chatelin : Le retard français a plusieurs causes. Il y a une vraie culture de l’atome en France qui marque considérablement la politique énergétique depuis plusieurs décennies. Je pense qu’il y a aussi une certaine réticence face au changement, qui dépasse le débat sur la transition énergétique. Ce que l’on a pu constater à notre échelle, c’est que le scénario négaWatt est beaucoup plus détaillé et fouillé que d’autres scénarios européens, parce qu’en France, il faut énormément argumenter pour faire bouger les choses. D’autres pays n’ont pas attendu d’avoir des scénari aussi détaillés, ils ont saisis les enjeux et ont choisi de s’engager pleinement dans la transition énergétique.
Selectra : Parmi les idées reçues que l’on peut avoir sur la transition énergétique, on trouve le fait que le modèle allemand s’appuie sur les énergies fossiles pour sortir du nucléaire. Que pensez-vous de cette analyse ?
Stéphane Chatelin : Il est faux de dire que l’Allemagne s’est appuyée sur l’énergie fossile pour sortir du nucléaire. Historiquement, nos deux pays ont fait deux choix différents suite aux chocs pétroliers des années 1970. L’Allemagne a choisi le charbon quand la France optait pour le nucléaire. Les allemands ont fait le choix dans les années 2000 de réduire puis de sortir du nucléaire, avant de s’attaquer aux énergies fossiles. Notre article sur Décrypter l’énergie montre très bien que les émissions de gaz à effet de serre n’ont pas augmenté en Allemagne. C’est même le contraire. Mais cela ne veut pas pour autant dire que les allemands sont exemplaires, il reste beaucoup à faire notamment pour réduire les émissions du secteur des transports.
Selectra : En France, on a souvent tendance à se concentrer sur l’électricité. Est-ce selon vous une priorité par rapport au gaz ?
Stéphane Chatelin : Dans le scénario négaWatt, on ne privilégie pas l’électricité au détriment du gaz. On prévoit que ces deux vecteurs d’énergie augmentent à parts égales, pendant qu’on réduit considérablement le recours au pétrole. On réserve principalement l’électricité aux usages dans les bâtiments, y compris pour le chauffage, grâce à des pompes à chaleur performantes. Le gaz, lui, est employé dans les transports avec une grande majorité du parc automobile roulant au gaz, parce que la France a un vrai potentiel de développement du biométhane. Par ailleurs, à l’horizon 2030-2035, quand on commencera à rencontrer des périodes de surproduction d’électricité d’origine renouvelable, on pourra alors convertir cette électricité excédentaire en méthane.
Selectra : Dernière question, qui nous tient à coeur : selon, vous, quel impact a pu avoir l’ouverture du marché à la concurrence ?
Stéphane Chatelin : L’ouverture du marché permet aux Français de choisir un fournisseur vert. Cependant, il y a d’une part beaucoup de Français qui ne sont toujours pas au courant qu’ils peuvent changer de fournisseur. D’autre part, peu de fournisseurs ont, à mon sens, une démarche exemplaire, en s’approvisionnant auprès de producteurs d’électricité verte. D'autant plus que certains fournisseurs "verts" ne vendent que de l'électricité hydraulique qui aurait été de toute manière produite (voire pire, achètent de l’électricité d’origine nucléaire puis des certificats verts), sans investir un seul euro dans les énergies renouvelables !
Cela étant, c’est évidemment une bonne chose que chaque consommateur puisse choisir librement son fournisseur d’électricité. Ce que l’on peut espérer, c’est que cela entraîne un développement des énergies renouvelables dans les prochaines années.