La libre-concurrence dans les zones à ELD : mythe ou réalité ? Entretien avec Marine Le Bihan, Directrice de la Communication chez Ekwateur
5% du territoire français est toujours régi par des Entreprises Locales de Distribution (ELD). Alors que le marché de l’électricité est, depuis 2007, ouvert à la concurrence, les ELD connaissent toujours une situation de monopole sur leur territoire. Avec la suppression du Tarif Réglementé de Vente du Gaz prévu pour le 1ᵉʳ juillet 2023, l’enjeu de la concurrence dans les zones régies par les ELD revient sur le devant de la scène.
À ce jour, Ekwateur est le premier et l’unique fournisseur alternatif à s’être implanté dans des marchés propres aux ELD. Ekwateur s’est en effet implanté à Grenoble en 2017, puis à Strasbourg et à Metz en 2018. Cette démarche pose une question cruciale : une concurrence est-elle vraiment possible dans les territoires à ELD ? Selectra s’est entretenu avec Marine Le Bihan, Directrice de la Communication chez Ekwateur.
Ekwateur en quelques mots
Pouvez-vous vous présenter, et présenter Ekwateur ainsi que les valeurs, et le positionnement de l’entreprise ?
Marine Le Bihan: Je suis Marine, Directrice de la Communication d’Ekwateur. Ekwateur est le premier fournisseur alternatif renouvelable de France. Ekwateur a été créé en 2016 par Julien Tchernia et Jonathan Martelli et propose de l’électricité, du gaz et du bois renouvelable à l’ensemble des particuliers en France, et aussi aux professionnels. Par exemple, aujourd’hui, Ekwateur est le fournisseur officiel de tous les ministères de France, y compris le Ministère de l’Écologie et le Ministère de l’Intérieur. Nous fournissons aussi Pernod Ricard, SFR, Michel et Augustin, etc. Nous avons plus de 200 000 compteurs en portefeuille.
Ekwateur : le premier et l'unique concurrent des ELD
Pourquoi avoir fait le choix de se lancer dans les zones de desserte des ELD ?
Nous avions à cœur de faire en sorte que les consommateurs des territoires à ELD puissent avoir le choix pour leur fournisseur d’électricité.
Marine Le Bihan: Une des valeurs et des convictions très forte d’Ekwateur est que le futur de la transition énergétique se fera avec une décentralisation, et la possibilité de choisir son fournisseur d’énergie est très importante. Et les ELD étaient encore en situation de monopole. Nous avions à cœur de faire en sorte que les consommateurs des territoires à ELD puissent avoir le choix pour leur fournisseur d’électricité.
Pourquoi Ekwateur est le seul fournisseur d'électricité à avoir fait ce choix ?
C’était un choix commercial qui nous a énormément coûté en termes de ressources, notamment en termes de ressources humaines pour pouvoir s’interfacer avec les ELD qui n’ont pas les mêmes systèmes d’informations que ceux que l’on trouve sur l’ensemble du territoire de la métropole.
Marine Le Bihan: C’est techniquement très compliqué de s’installer sur un territoire régi par une ELD. Globalement, les petites ELD sont moins bien outillées, ce qui complique l’interconnexion à leur SI, et toutes les fonctionnalités ne peuvent pas être automatisées.
C’était un choix commercial qui nous a énormément coûté en termes de ressources, notamment en termes de ressources humaines pour pouvoir s’interfacer avec les ELD qui n’ont pas les mêmes systèmes d’informations que ceux que l’on trouve sur l’ensemble du territoire de la métropole.
Ce ne sont pas les mêmes normes. La réception des relèves [de compteurs], par exemple, est beaucoup moins fluide que sur le reste du territoire, donc ça prend plus de temps, c’est plus coûteux, il y a plus de problèmes, nous arrivons moins à joindre les gens, etc. C’est donc beaucoup plus difficile à facturer. Parfois, nous sommes ennuyés, car du fait de soucis techniques qui relèvent des ELD, nous n’arrivons pas à fournir aux clients des ELD l’excellence que nous aimerions leur fournir en termes de qualité de service. Je pense que c’est pour ça que les autres fournisseurs ne s’y implantent pas. Les investissements sont très importants au vu du potentiel commercial qui est significatif, mais qui reste assez faible à l’échelle nationale.
Notre présence a été suivie du lancement de nouvelles offres par les fournisseurs historiques des ELD.
Nous n’y avons pas un taux de pénétration supérieure à celui sur le reste du territoire, mais ça reste important pour nous d’être présents pour le symbole que c’est et pour pouvoir vraiment permettre aux personnes qui sont dans des territoires à ELD de pouvoir choisir de l’énergie 100% renouvelable. Ainsi, ce que nous avons constaté, c’est que notre présence a été suivie du lancement de nouvelles offres par les fournisseurs historiques des ELD. Nous nous sommes rendu compte que l’impact de la concurrence n’était pas forcément que dans les chiffres d’acquisition etc, mais aussi dans le tissu économique, dans le sens où nous avons obligé les acteurs historiques à aligner leurs offres sur de l’énergie renouvelable avec nous, donc ça, c'est très positif pour les citoyens et citoyennes des ELD.
* Systèmes d’information (SI) : Ensemble de ressources permettant de collecter, stocker, traiter et diffuser les informations nécessaires au bon fonctionnement d’une organisation
Combien de clients comptez-vous à Strasbourg, Grenoble et Metz ?
Marine Le Bihan: Actuellement, à Strasbourg, nous avons 3 117 compteurs en électricité et 1015 compteurs en gaz. À Grenoble nous avons 1470 compteurs en électricité et 226 compteurs en gaz. À Metz, nous sommes présents uniquement pour l’électricité et nous avons 693 compteurs.
Quels ont été les principaux freins à votre développement dans ces trois villes ?
La réglementation dit oui, mais la réalité du terrain dit non
Marine Le Bihan: En fait, la loi oblige à la liberté de concurrence. Donc la difficulté n'était pas tant à ce niveau-là, mais au niveau de la mise en place opérationnelle. C’est une chose de dire “tout le monde peut se mettre sur les territoires en ELD” mais la réalité opérationnelle et ce que ça coûte aux fournisseurs alternatifs d’aller sur les territoires à ELD, c’est tout autre chose.
Ça a été vécu comme “la réglementation dit oui, mais la réalité du terrain dit non”. C’est pour ça que nous avons dû beaucoup travailler. Mais toutes les ELD ne sont pas forcément dans la même attitude donc ça change aussi la donne. Il y a des régions pour lesquelles c'est plus facile que d’autres. Du côté des consommateurs aussi, c'est partagé. Beaucoup se disent “non, l’opérateur historique avant tout” et d’autres sont très contents de pouvoir faire un choix et de ne plus subir un fournisseur par défaut. Les habitants des territoires à ELD, ce sont des gens qui, s’ils ont un problème avec leur fournisseur actuel, ils ne peuvent juste pas changer ! S'ils veulent passer à du 100% renouvelable, comment font-ils ? Ils ne peuvent pas. C’est primordial de pouvoir offrir ce choix-là, à la fois pour la transition énergétique, et pour la liberté de choix des consommateurs et des consommatrices.
Le lancement a-t-il été plus complexe dans certaines villes par rapport à d'autres ?
Quand seraient sorties les nouvelles offres des fournisseurs historiques des ELD si nous n’avions pas fait le premier pas ? Il est impossible de répondre à cette question. Et nous sommes fiers, sur certaines ELD, d’être arrivés avec les premières offres 100% renouvelables, notamment sur le gaz avec notre offre 100% Biométhane.
Marine Le Bihan: Le lancement, non, cela s’est très bien passé. Concernant les objectifs commerciaux, nous ne faisions pas forcément cette démarche dans un objectif commercial, même si cela reste un potentiel de clients et de clientes qui est important et que nous souhaitons toucher. En valeur absolue, nous avons approximativement le même taux de pénétration en ELD que sur le reste du territoire. L’objectif est aussi de faire bouger les lignes et montrer l’impact de la concurrence, parce que la concurrence dans le milieu de l’énergie est souvent décriée, notamment par le monopole et par leur lobby.
Quand seraient sorties les nouvelles offres des fournisseurs historiques des ELD si nous n’avions pas fait le premier pas ? Il est impossible de répondre à cette question. Et nous sommes fiers, sur certaines ELD, d’être arrivés avec les premières offres 100% renouvelables, notamment sur le gaz avec notre offre 100% Biométhane.
Nous avons communiqué dans la presse quotidienne régionale notamment, donc les gens nous connaissent en ELD. Ce sont des plus petits territoires, c’est plus facile de se faire connaître sur ces territoires-là. Après, nous n’avons pas non plus fait d’investissements publicitaires massifs sur ces territoires-là parce que les contraintes techniques faisaient que l'on voulait être sûr de bien intégrer chaque client et chaque cliente, on voulait voir comment se passait la réception des relèves, la facturation, etc, avant de chercher à conquérir plus de clients. Et actuellement, en contexte de crise énergétique, c'est sûr que nous n’avons pas mis l’accent sur les ELD.
Le positionnement d'Ekwateur dans les zones à ELD : quelles perspectives à court et moyen terme ?
Quelles actions souhaitez-vous mettre en place pour accompagner le changement et continuer de pénétrer ces marchés ?
Marine Le Bihan: La poursuite de notre implantation dans les territoires à ELD ne fait pas partie de nos priorités actuelles. En contexte de crise énergétique et même de reprise, on constate que le marché de l’énergie est assez gelé, les consommateurs ont plutôt tendance à rester chez leur fournisseur. Et nous, nous nous concentrons surtout sur les personnes chez qui les contraintes techniques sont moindres, donc en l’occurrence, en ce moment, pas sur les territoires à ELD.
Quel positionnement comptez-vous adopter face à la suppression du Tarif Réglementé de Vente du Gaz ?
Marine Le Bihan: Cela n’a que peu d’impact pour nous, car nos offres ne sont pas indexées sur les TRV, nous fixons les prix en fonction de nos coûts, qui sont différents de ceux des TRV.
Quels sont vos objectifs à 3-5 ans à Strasbourg, Grenoble et Metz ?
Marine Le Bihan: Actuellement, nous n’avons pas d’objectifs à terme à Strasbourg, Grenoble et Metz. Notre priorité actuelle porte sur la poursuite de notre développement à l’échelle nationale.
Marine Le Bihan: Non, ce n’est pas prévu pour le moment.
La libre-concurrence est-elle vraiment possible dans les zones à ELD ? L’avis d’expert de Selectra
Malgré un marché de l’énergie devenu très concurrentiel et le positionnement d’Ekwateur dans trois zones stratégiques que sont Strasbourg, Grenoble, et Metz, les ELD maintiennent un quasi-monopole.
Au 1ᵉʳ juin 2023, deux freins majeurs peuvent être identifiés pour expliquer l’absence de développement d’un paysage énergétique concurrentiel dans les zones à ELD.
D’une part, comme l’a expliqué Marine Le Bihan, Directrice de la Communication chez Ekwateur, la mise en place opérationnelle s’accompagne de nombreuses contraintes techniques, ce qui dissuade les fournisseurs alternatifs de s’implanter dans les marchés des ELD.
La réception des relèves par exemple est beaucoup moins fluide que sur le reste du territoire, donc ça prend plus de temps, c’est plus coûteux, il y a plus de problèmes, nous arrivons moins à joindre les gens, etc. C'est donc beaucoup plus difficile à facturer. Parfois, nous sommes ennuyés, car du fait de soucis techniques qui relèvent des ELD, nous n’arrivons pas à fournir aux clients des zones à ELD l’excellence que nous aimerions leur fournir en termes de qualité de service. (Marine Le Bihan, Directrice de la Communication chez Ekwateur)
De ce fait, même si, selon Marine Le Bihan, Ekwateur a le même taux de pénétration dans les territoires à ELD qu’à l’échelle nationale, ils sont contraints, pour avoir ce résultat, de mobiliser des moyens financiers, logistiques et humains beaucoup plus importants qu’à l’échelle nationale. D’autre part, la crise du marché de l’énergie ayant débuté en 2021 semble renforcer la situation de monopole des ELD. La crise du marché de l’énergie a été source de difficultés pour les fournisseurs alternatifs, contraints d’appliquer à leurs tarifs des augmentations conséquentes. Dans ce contexte, Ekwateur, comme les autres fournisseurs alternatifs, ont dû dédier leurs efforts au maintien de leurs activités de fourniture d’énergie sur le territoire national, laissant en arrière-plan la conquête des zones à ELD qui est contraignante et lourde en investissements.
En contexte de crise énergétique et même de reprise, on constate que le marché de l’énergie est assez gelé, les consommateurs ont plutôt tendance à rester chez leur fournisseur. Et nous, nous nous concentrons surtout sur les personnes chez qui les contraintes techniques sont moindres, donc en l’occurrence en ce moment, pas sur les territoires à ELD. (Marine Le Bihan, Directrice de la Communication chez Ekwateur)
De plus, les ELD sont, avec le fournisseur historique EDF, les seuls fournisseurs d’énergie à proposer des offres au Tarif réglementé de vente (le Tarif Bleu), dont l’évolution est régulée par les pouvoirs publics. Dans un contexte de forte augmentation des prix de l’énergie, le Tarif Réglementé de Vente de l’électricité a gagné en compétitivité sur le marché et apporte plus de sécurité aux consommateurs. Ce constat est visible à l’échelle nationale : selon le dernier Observatoire de la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE), au 31 décembre 2022, le nombre de clients au Tarif Bleu d’EDF était en hausse de 106 000 sites par rapport au trimestre précédent.* La concurrence dans les territoires à ELD est, en revanche, un gros sujet d’inquiétude avec la perspective de la suppression du Tarif Réglementé du Gaz au 1ᵉʳ juillet 2023. Les clients de la zone “GRDF” bénéficieront d’offres très concurrentielles (on parle d’ores et déjà de -10% par rapport au prix repère de la CRE), tandis que les clients des zones à ELD risquent d’être coincés avec des offres au prix repère de la CRE.
* Source: Observatoire de la Commission de Régulation de l’Énergie - 4ème trimestre 2022