Grève de la carte bancaire : 6 milliards qui s’envolent, info ou intox ?
Ce mercredi 10 septembre, le mot d’ordre « Bloquons tout ! » agite la France. Parmi les appels à manifester, bloquer ou désobéir, une idée fait particulièrement parler : ne plus utiliser sa carte bancaire pendant un mois. Objectif affiché : priver les banques de milliards d’euros. Certains parlent de 15 milliards “hors radar”, dont 6 milliards de commissions envolées. Rien que ça. Mais que vaut vraiment ce calcul ? Et surtout, une grève de la carte bleue peut-elle vraiment faire trembler le secteur bancaire ? Spoiler : l’effet risque d’être beaucoup plus symbolique qu’économique.
💳 Une idée pas si nouvelle : pourquoi boycotter la carte ?
La carte bleue est devenue le réflexe n°1 des Français. En 2024, elle a même dépassé l’espèce en magasin pour la première fois : 48 % des paiements contre 43 % pour les billets et pièces. Résultat : chaque passage de CB génère des frais invisibles pour le commerçant, souvent autour de 0,5 à 1,5 % de la transaction.
C’est là-dessus que surfent les partisans de la grève. Leur argument : en payant uniquement en liquide, on évite ces commissions, on soutient les petits commerçants… et on met un coup de pression aux banques.
Le collectif « Opérations spéciales », proche des gilets jaunes, a fortement poussé l’idée : si 10 millions de Français passent au cash pendant un mois, ce serait 15 milliards d’euros retirés du système et 6 milliards de pertes pour les banques.
Une opération relayée à coups de hashtags, d’images virales, et même de restaurateurs qui promettent -10 % aux clients payant en liquide. Sauf qu’entre l’enthousiasme militant et la réalité économique, le fossé se creuse.
💸 6 milliards envolés ? La douche froide des experts
Des ordres de grandeur gonflés
Première mise au point : oui, les paiements par carte représentent des milliards d’euros… mais en proportion, ce n’est pas le cœur du système bancaire. En valeur, la carte pèse à peine 2,3 % des flux financiers en France, loin derrière les virements qui dominent à près de 90 %.
Traduction : bloquer la carte, c’est au mieux énerver, mais pas vraiment asphyxier les banques.
Combien les banques perdraient vraiment ?
Selon l’ACPR, les services de paiement (cartes, virements, incidents…) représentent environ 1,4 milliard d’euros par mois de revenus pour les banques. Même si tout le monde arrêtait d’utiliser sa CB pendant un mois, c’est donc ce chiffre-là, au maximum, qui serait en jeu.
Et si on zoome uniquement sur les commissions CB ? Là encore, les estimations des experts ramènent à la réalité : plutôt une soixantaine de millions d’euros de pertes dans le scénario d’ampleur maximale (10 millions de grévistes). On est donc loin, très loin des 6 milliards avancés sur les réseaux. Comme le résume l’économiste Abel François : ces chiffres sont « fantaisistes ».
Et les données, alors ?
Autre angle mis en avant : la « monétisation » des données bancaires. Mais là encore, illusion. En France, le RGPD encadre strictement ces pratiques. Les banques peuvent exploiter certaines infos pour du marketing interne, mais elles ne vendent pas les données à des tiers. Le Groupement CB, lui, dit n’utiliser les paiements qu’à des fins statistiques et anti-fraude. Bref, pas de jackpot caché qui s’évaporerait.
🚧 Des obstacles très concrets
Au-delà des chiffres, il y a la logistique. Retirer de l’argent en masse suppose que chacun ait :
- les plafonds bancaires adaptés (souvent 300 à 500 € par semaine),
- la volonté de sortir 1 500 € en cash sur un mois (le scénario militant),
- et… l’envie de se promener avec des liasses de billets.
Pas gagné. D’ailleurs, les retraits en France tournent autour de 11 milliards d’euros par mois. Pour atteindre les fameux 15 milliards, il faudrait donc un bond énorme et durable.
Ajoutons que les dépôts d’espèces coûtent aussi aux commerçants, et qu’au final, ce sont parfois eux qui paient davantage. Ironie du sort : basculer massivement vers le cash peut même rapporter à l’État grâce au droit de seigneuriage, les profits liés à l’émission de monnaie.
💥 Alors, coup de tonnerre ou pétard mouillé ?
Tout indique que la « grève de la CB » aura surtout une valeur symbolique :
- Oui, elle met en lumière les frais cachés des paiements électroniques.
- Oui, elle peut embêter les banques pendant quelques semaines.
- Mais non, elle ne fera pas vaciller leur modèle économique.
Comme le dit Christophe Nijdam, administrateur de l'association l'Institut pour l'éducation financière du public (La finance pour tous) :
Est-ce que ça va les ennuyer ? Oui. Est-ce que ça va les effondrer ? Non.
Et pour cause : les banques ont d’autres relais de revenus (crédits, épargne, commissions diverses) et la capacité de compenser ailleurs, voire de répercuter des frais par la suite.
Au fond, boycotter la carte, ce n’est pas une grève contre le système bancaire mais contre un outil de paiement. Une façon de dire non à la finance numérique et au tout-dématérialisé.
En résumé ✏️
- L’idée séduit : selon un sondage publié le 9 septembre, 62 % des Français ont entendu parler de la grève, 35 % songeaient à y participer.
- Les chiffres militants (6 milliards de pertes) sont largement surévalués : les pertes plausibles se compteraient en dizaines de millions, pas en milliards.
- L’impact réel sera donc limité, mais le geste reste politique et symbolique.